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"La Philo pratique"
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18/11/2024
Malgré tout, cette nouvelle discipline, initiée et représentée par Freud, a ouvert le champ à un domaine non considéré jusqu’ici : l’inconscient. L’inconscient, contrairement à l’idée reçue, ne vient pas s’opposer au conscient, mais peut être considéré, comme l’une de ses parties, une partie voilée, non accessible, mais, pourtant, fondamentale. Il s’agit des coulisses de notre esprit, des fondations sur lesquelles, il repose. (Ré)introduire l’inconscient dans le domaine de la psychologie, c’est opérer un retour au concept grec de psykhḗ, c’est-à-dire d’âme, essence interne qui met en mouvement l’être. L’inconscient serait, alors, notre face cachée, notre essence, là où, le conscient, serait notre face dévoilée, notre substance.
Un des disciples de Freud, Carl Gustav Jung, identifiera, quelques années plus tard, la névrose comme « la désunion existentielle entre le conscient et l’inconscient », et attribuera l’augmentation contemporaine de ce trouble au « rationalisme de la vie moderne », qui « refoulerait dans l’inconscient la fonction de l’irrationnel ». Ainsi, les instabilités de notre psyché trouveraient leurs sources dans notre « hypocrisie », celle de notre refus à « reconnaitre l’irrationnel comme une fonction psychique qui doit être nécessaire » .
Pour Jung, la santé de l’esprit passerait, donc, par un accroissement de la connaissance de soi, qui ne pourrait se réaliser sans l’exploration « du côté obscur de l’âme ». Il introduira le concept d’archétype, comme « image primordiale » ou « forme de représentation donnée à priori », pour qualifier cette toile de fond sur laquelle repose l’esprit, que l’individu ne peut connaitre qu’à travers un effort d’attention et d’analyse minutieuse, pour espérer en dévoiler l’essence.
Mais, Jung ne s’arrête pas là et pousse son analyse plus loin, en y intégrant la notion de socius. Il démontre que toute psyché est le résultat, certes, d’une expérience empirique personnelle mais, également, d’un héritage commun. Nos cultures, nos langues, nos coutumes ou nos récits du monde apparaissent comme des structures archétypiques, « une sagesse conférée par l’expérience d’innombrables millénaires ». Il les nomme archétypes de l’inconscient collectif, et les considèrent comme l’âme de nos sociétés, à la source de nos symboles et de nos mythologies partagés, support de toute psyché individuelle. Aisément identifiable, dans l’histoire, à travers les mouvements religieux, cette fonction psychique, au contact du rationalisme, s’est retrouvée enfouie, dissimulée, au fin fond de nos esprits, dans notre inconscient. Difficile, donc, de la reconnaitre, d’accepter son existence, et, à fortiori, d’identifier la source de nos troubles névrotiques, individuels comme collectifs.
Ainsi, la pensée de Jung nous invite à méditer sur ce qui compose notre identité, et, plus particulièrement, sur les liens inconscients qu’entretiennent entre eux les individus, mais aussi les sociétés, nous invitant à aborder nos relations sous le prisme de nos antinomies et synonymies archétypales.
Texte issu de l'article " Archétypes de l'inconscient collectif ", paru dans le journal La Trousse Corrézienne, octobre 2024, N°52
30/07/2024
C’est en Grèce antique que la parole a permis au concept de démocratie de naître, légitimant le passage d’une société grecque guerrière à une société de l’argumentation et de la délibération. Mais si la démocratie représente une égalité de parole, elle n’est reste pas moins soumise à l’inégalité naturelle de chacun face à l’aptitude à en user. La force physique laisse place à la force de persuasion qui fait émerger un nouveau type de personnage : le rhéteur. Au sein d’une assemblée, savoir s’adresser au plus grand nombre et emporter son adhésion devient un enjeu crucial. C’est ainsi, que le démagogue fait son apparition. C’est un rhéteur particulier, capable de masquer l’intérêt général au profit d’intérêts personnels. Il sait user de son éloquence pour flatter le peuple. Il utilise son art, non plus pour faire sens, mais pour jouer sur les passions de son auditoire, tel un courtisan souhaitant les faveurs de son monarque. Dans le Gorgias, Platon constate que ce jeu sur les passions de l’esprit est en mesure de surpasser toutes les compétences propres, puisqu’il est capable de les dominer en apparence. Dans Les politiques, Aristote précise qu’en masquant l’intérêt général au profit d’intérêts particuliers, ce ne sont plus les lois qui sont souveraines, mais les décrets, ce qui remet en question la nature même du gouvernement constitutionnel.
Le démagogue apparait alors comme un perturbateur dans le projet démocratique. Il joue sur les faiblesses du dêmos, et notamment sur sa tendance à la simplification. Le peuple est souvent ignorant et accepte les discours en espérant que chacun saura se montrer raisonnable. Le démagogue, simple et séducteur, parait plus convainquant que l’honnête homme, ayant tendance à dévoiler une réalité complexe et effrayante.
Mais le vrai danger, nous dit Platon, c’est lorsque que le peuple devient une foule irrationnelle, emportée par les discours. Il perd sa souveraineté. Le démagogue conduit alors une masse manipulable, composée d'individus en errance, dont le sens ne se réduit plus qu’à une seule vérité, une seule totalité. La flatterie devient propagande, le démagogue devient despote, le risible devient tragique.
Pour de nombreux philosophes, ce scénario n’est pourtant pas inéluctable. L’éducation, la prise de conscience du bien commun, est pour eux l’antidote à la démagogie. Un dêmos, composé d’individus capables de critique et d’auto-critique, est la meilleure protection contre la démagogie. Cependant, l’école a depuis bien longtemps perdu sa nature contemplative (skolê : loisir, repos), au profit d’une nature de performance et de spécialisation, ne suscitant plus l’étonnement dans l’esprit du citoyen.
La démocratie, étant ontologiquement menacée par la démagogie, l’éthique citoyenne, passant par une lutte permanente contre la facilité, ne pourrait-elle pas être la source d’une vigilance vertueuse permettant de prévenir tout rapport de domination ?
Texte issu de l'article " La démocratie est-elle condamnée à la démagogie ? ", paru dans le journal La Trousse Corrézienne, juillet 2024, N°51
19/05/2024
La liberté nous semble être un concept familier, cependant, chaque individu parait en avoir une interprétation personnelle. Alors comment débattre d’un thème, apparemment, si crucial, si nous ne sommes pas en mesure d’en partager une définition commune ? C’est la question à laquelle tente de répondre Aurélien Berlan, dans son livre Terre et Liberté (2021). Il identifie, ainsi, deux types de liberté : le fantasme de délivrance et la quête d’autonomie.
Notre civilisation occidentale, héritière du modèle de la Grèce classique de « l’homme libre », mêlé à la philosophie judéo-chrétienne du « libre-arbitre », voit en la liberté un pouvoir d’agir sans contrainte. D’une part, l’influence grecque tend à pousser l’Homme contemporain à s’émanciper des sujétions naturelles, grâce à sa rationalité. D’autre part, la liberté individuelle, ou libéralisme, trouve sa source dans le pouvoir d’agir chrétien. Passant d’un cheminement vers le Bien (morale divine) à un cheminement vers le bien (morale individuelle), le libéralisme tend, finalement, à s’émanciper des contraintes sociales. Selon Berlan, ce besoin irrépressible de libération, à la fois d’ordre naturelle et sociale, peut être résumé sous le concept de fantasme de délivrance.
Pour lui, il s’agit d’une nature « négative » de la liberté, dans la mesure où celle-ci est vue comme une absence de. La liberté s’éprouve, alors, dans le fait d’être « libéré de » quelque chose (d’une entrave qui nous gêne). Toute la société contemporaine serait, ainsi, fondée sur la notion de volonté, qu’Hannah Arendt identifiait déjà, il y a un demi-siècle. Cette volonté de l’individu, soutenu par un modèle productiviste, d’une part, et par une expansion technoscientifique, d’autre part, est confronté à ce que Berlan nomme « le vertige des possibles », c’est-à-dire une sensation permanente d’excitation face à une infinité de possibilités qui s’offre à nous. Cette ivresse de volonté isole l’individu dans une illusion de puissance et de sécurité, garantit par une délégation à un système global, lui offrant un déchargement des contraintes de la vie quotidienne et politique. Ce fantasme de délivrance peut être qualifier de liberté pathologique, dans le sens où il répond à un besoin impulsif (páthos : affect), et est de nature curative.
Cependant, au-delà de nos réactions irréfléchies, Aurélien Berlan identifie une autre forme de liberté, moins mutilante, de nature « positive », dans la mesure où celle-ci est vue comme une présence de. La liberté deviendrait le fait d’être « libre pour » quelque chose (un sens qui nous anime). Les difficultés que chacun rencontre ne sont, alors, plus des contraintes mais des facteurs avec lesquels il faut composer. Berlan parle ainsi de quête d’autonomie, littéralement, une recherche de gestion résiliente. L’esprit ne serait plus dans un affrontement (volonté) mais dans une action constructive (intention), pour favoriser un état d’osmose. On pourrait, ainsi, qualifier cette quête d’autonomie de liberté sophrologique, dans le sens où elle appelle à une sagesse pérenne (sôphron : âme saine) et est de nature préventive.
Cette vision alternative de la liberté nous invite à nous interroger sur notre manière court-termiste d’interagir avec le monde et sur les résonnances de nos comportements individualistes.
Texte issu de l'article " Les limites de la liberté individuelle ", paru dans le journal La Trousse Corrézienne, Avril 2024, N°50
18/02/2024
Selon Félix Guattari, psychanalyste et philosophe de la fin du XXème siècle, notre société occidentale fait face à des déséquilibres écologiques profonds, qui menacent la stabilité de la vie sur terre, mais présentent également des détériorations mutilant les modes de vies humains, individuels comme collectifs. C’est, globalement, le rapport du sujet à son environnement qui est menacé. Ainsi, Guattari identifie trois périmètres vitaux à la survie d’un individu : l’écologie mentale, l’écologie sociale et l’écologie environnementale.
En grec ancien, Eco (oïkos) signifie la maison, la demeure. Cependant à travers le terme économie, cette demeure a pris un sens plus large, qui l’apparente à l’ensemble des interactions demeurantes, c’est-à-dire à l’ensemble des interconnexions qui permettent, à un système donné, de demeurer. C’est ainsi que Guattari va redonner toute sa profondeur au terme Eco, en proposant le terme d’écosophie, littéralement la conscience des interactions demeurantes. Pour lui, ce n’est qu’en reconnaissant l’interconnexion des divers milieux d’un éco-système que l’on peut espérer le voir persister.
Ainsi, en appliquant ce concept d’écosophie à la société humaine, c’est le rapport de l’humanité à la nature, au socius et à la psyché, qu’il faut redéfinir. Selon lui, notre société occidentale ne considère pas ces questions dans leur ensemble. Elle les isole, provoquant, « une sorte de mouvement général d’implosion ». L’individu, unité de cette société, est privé de tout rapport avec son extériorité : « l’altérité tend à perdre tout aspérité », c’est-à-dire que chaque esprit perd toute capacité de subjectivité, se conformant à un esprit global préfabriqué et figé.
Or, pour Guattari, conformément à toute chose dans l’univers, sans mouvement, un système ne peut s’adapter et être pérenne. Il parle de la nécessité d’intégrer « une logique des intensités, une éco-logique ». Elle se matérialise par la valorisation de la subjectivité.
Ainsi, selon le philosophe, sociabilité rimerait avec sensibilité. C’est un renversement spirituel qu’il nous propose. D’une idéologie dogmatique, faite de certitudes et de réussites, c’est un univers contingent, incertain et fragile qui se présente à nous. « Il faut cultiver les dissensus et la production singulière d’existence », nous dit-il.
Il prône donc une reconnexion à l’intensité des échanges, « sous une égide éthico-esthétique », c’est-à-dire à travers un accompagnement, une protection, par une forme de morale et surtout une libre expression de la sensibilité de chaque individu.
En résumé, c’est une société en perpétuel mouvement que Guattari nous dépeint. Une expérience à la fois commune et personnelle. C’est un processus de convergence et de divergence. Une convergence des solidarités et une divergence des singularités.
L’écosophie, appelle donc à prendre conscience de l’interdépendance des interactions d’un système sociétal, en son noyau, l’individu, en sa cellule, la société elle-même, et en sa dépendance à ce qui l’entoure, son environnement.
Texte issu de l'article " Les trois écologies de l’écosophie " paru dans le journal La Trousse Corrézienne, Janvier 2024, N°49
24/10/2023
Le terme grec pleonexia signifie « avoir plus que nécessaire ». Cette notion est étroitement liée à la question du pouvoir et de la domination. Platon, comme Aristote, voit en son sein le déséquilibre de la Cité, une injustice au sens du « manquement à l’égalité ». Ce n’est pas le fait de prendre trop de richesses ou d’honneurs qui est questionner, mais le fait d’en prendre trop « par rapport à l’autre ». C’est en ceci, en touchant à l’équilibre des liens entre les individus, que la pleonexia menace l’acte de faire société.
Pour Platon, l’ordre passe par le combat intemporel de la pleonexia. Ce pouvoir, exercé sur l’autre, est une damnation de l’âme. Le vrai pouvoir est alors celui que l’on exerce sur soi-même, basée sur la tempérance et la mesure vis-à-vis des biens que l’on possède. La puissance est d’ordre spirituel, la vraie richesse se maintenant jusque dans l’après-vie. Le jugement n’appartient pas aux hommes, il est hors du temps. L’acte injuste (la supériorité) est donc néfaste pour le salut de l’âme.
Aristote, de son côté, est plus rationnel. Même s’il partage la notion d’injustice de la pleonexia, attribuée au vice de l’âme, celle-ci reste liée au monde des hommes. Il voit la richesse comme un état et la politique comme la manière de s’organiser face à l’état (richesses) de chacun. Selon lui, deux déviances antagonistes menacent l’équilibre de la Cité : l’excès généré par le manque (pleonexia démocratique) et l’excès généré par le privilége (pleonexia oligarchique). La première vise une égalité arithmétique (l’égalité absolu de tous face aux biens), l’autre, une inégalité fondamentale. L’acte juste, pour Aristote, se situe au centre de ces deux extrêmes, dans ce qu’il nomme une égalité proportionnelle, où chacun peut posséder à la mesure de ses besoins et de ses capacités à participer au bien commun. Paradoxalement, une figure légitime de la pleonexia semble émergée : celle d’avoir plus pour le bien de tous. Il y aurait ainsi besoin d’excès (mesuré) pour éviter l’excès (démesuré). L’ordre, selon Aristote, est, par conséquent, dépendant de l’honnêteté du citoyen.
La notion de pleonexia parait être au cœur de toute société humaine. L’instabilité sociale semble être directement liée à la manière de gérer les richesses. Alors égalité absolue, égalité proportionnelle ou inégalité, les deux philosophes nous offrent matière à réflexion.
Texte issu de l'article " Pleonexia : l’inégalité des richesses " paru dans le journal La Trousse Corrézienne, Octobre 2023, N°48
27/04/2023
La retraite est, depuis longtemps, devenue un sujet sensible au sein de notre société. Elle divise. Elle est source d’incompréhension et de rupture de dialogue. Ce n’est pas étonnant puisqu’elle questionne à la fois notre rapport à l’activité, que l’on nomme travail, et à sa cessation, que l’on qualifie à juste titre de retraite. Cette activité touche au fondement même de nos vies, à savoir la mise en mouvement et la mise en repos de nos organismes.
Nous ne traiterons donc pas ici de la notion de travail, ni de celle de retraite, à proprement parlé, mais bien de celle plus profonde et plus complexe d’activité.
L’Homme est un animal actif, c’est-à-dire un organisme qui se met en mouvement pour transformer plus ou moins son environnement. Mais nous l’oublions souvent, il est également un animal contemplateur, c’est-à-dire qui observe minutieusement cet environnement. Sénèque, philosophe romain du Ier siècle après J.-C., nous le dit dans son éloge de l’oisiveté : « La nature a voulu que je fisse 2 choses : agir et vaquer à la contemplation. Je les fais toutes deux, car la contemplation même n’est pas sans action ».
Le philosophe stoïcien nous alerte donc sur l’ambivalence de la notion d’action. Elle peut être, tout aussi bien le fait de modifier le monde qui nous entoure que le fait de penser ce monde. On pourrait qualifier ces états, d’activité pratique et d’activité contemplative, où l’une et l’autre s’influencent mutuellement.
Cependant, c’est un constat peu partagé, de nos jours, par la plupart des individus. La notion de contemplation, associée au « loisir » ou à l’« oisiveté », est, bien trop souvent, assimilée au fait de ne rien faire. Elle est vue comme une attitude parasite qui vient polluer le dynamisme ambiant.
Or la notion de loisir est tout autre chez les Anciens. Qu’il s’agisse de la « skholè » des Grecs, ou de sa version romaine l’ « otium », elle caractérise un retrait volontaire de l’individu des agitations du quotidien. L’émergence de la rationalité au sein de la philosophie grecque classique a sans doute engendrer un besoin de prise de recul méditatif face aux enjeux politiques de plus en plus complexes et sophistiqués. C’est en partie ce qui fera émerger les premières « écoles » de philosophie, terme dont nous avons d’ailleurs hérité, pour désigner les lieux d’enseignement (établissement scolaire en français ou school en anglais).
A distance du tumulte des affaires humaines, il devient alors possible d’identifier les dissonances au sein des rapports entre les individus, ou les groupes d’individus, d’en diagnostiquer les pathologies et parfois d’en offrir un remède. L’école est donc un lieu de retrait où l’esprit se questionne sur le sens même des activités des hommes. Mais l’on pourrait, également, dire que la retraite est un lieu métaphysique, propice à l’enseignement de notre esprit.
Sénèque dit : « On peut, dès le jeune âge, se vouer tout entier à la contemplation du vrai, se chercher une règle de vie et s’y conformer dans la retraite ». La contemplation du vrai est alors l’observation minutieuse des phénomènes qui nous entoure, une prise de conscience des tenants et des aboutissants des événements qui ponctuent nos vies. La retraite est une invitation à aimer la sagesse (philo : aimer ; sofia : la sagesse), à ne pas se satisfaire des perceptions illusoires de premier plan, mais à creuser toujours un peu plus loin vers le « Vrai », vérité cachée, dont on ne peut jamais identifier la forme mais dont on peut ressentir l’essence, de manière éphémère avant que celle-ci nous échappe à nouveau.
Le philosophe romain l’exprime parfaitement : « Nous ne pouvons ni tout voir ni saisir toute l’étendue de ce que nous voyons ; mais à notre regard, à force d’investigations, s’ouvre la voie, qui jette les fondements du vrai ; ce que nous découvrons nous met sur la trace de ce qui demeure obscur, et nous parvenons à un principe antérieur au monde même ».
Mais la retraite, si elle est vouée à apaiser l’esprit, revêt également un caractère actif, comme nous l’avons dit. C’est par la clairvoyance, progressivement acquise, que nous sommes en mesure de remettre en question nos activités, de juger de la démesure de nos actes, de prendre conscience de l’absurdité de nos échanges passionnés.
« De toutes nos misères la pire est que nous sommes changeants jusque dans nos vices ; ainsi on n’a même pas l’avantage de s’en tenir à un mal qui nous soit familier. […] On flotte au hasard, on saisit un objet puis un autre ; ce qu’on a poursuivi on le laisse, ce qu’on a laissé on le poursuit à nouveau : retour alternatif de convoitises et de repentirs » nous dit encore Sénèque. Ce sont nos actions réalisées sans recul, sans perceptives, qui sont à l’origine de nos maux collectifs. Ce sont nos souhaits non mesurés, nos affects passionnels, qui sont à l’origine de nos maux personnels. Telles des âmes instables, nous naviguons de désirs en désirs, de plaisirs en plaisirs, de caprices en caprices, d’extravagances en extravagances, d’excès en excès.
Sans interruption, c’est l’inconstance qui nous épuisera. Sans répit, ce sont nos passions qui nous consumeront.
Le loisir se présente comme un instant de repos dans nos activités, mais loin d’en être exclu, il en est une partie cruciale. Cela sous-entend, que les activités au centre de notre vie personnelle, comme de notre vie collective, doit alterner entre action pratique et action contemplative. Nous pouvons assimiler cette alternance au mouvement de la respiration. Nos activités doivent se réaliser mais aussi avoir du sens. L’inspiration est alors le renouvellement de l’air, c’est-à-dire l’intégration de nouvelles idées, ce que l’on peut assimiler à l’oisiveté méditative. L’expiration est, quant à elle, ce que l’on rejette, c’est-à-dire le fruit de notre transformation, la production issue de nos idées, notre activité. Il parait alors évident que l’activité résultante nécessite un renouvellement des idées préalables. C’est ce processus qui nous permet de donner de la perspective, c’est-à-dire du sens. Sans cela, nous respirerions continuellement le même air, nous reproduirions les mêmes idées, pour finir par être asphyxié.
Dit autrement, sans retrait, nous perdons peu à peu toute notion de sens dans nos activités, jusqu’à ce qu’elles finissent par nous engloutir.
Mais quel est alors le sens même de cette activité ?
Attention, de ne pas questionner ici le sens qu’ont nos activités entre elles. Elles restent, malgré tout, subjectives, conditionnées par le contexte dans lequel elles s’inscrivent. Il s’agit plutôt de questionner la source même de l’activité humaine. Pourquoi sommes-nous des entités actives ?
Sénèque nous donne une réponse, qui possède, à mon sens, deux niveaux de lecture : « Se rendre utile à autrui, c’est travailler au bien commun ».
Pris dans le contexte sociétal, chaque individu est relié aux autres. L’homme qui se déprave, nous dit le philosophe, ne se nuit pas qu’à lui-même mais également aux autres et inversement, un homme vertueux permettra avant tout d’offrir ses services à la société, et non uniquement à lui-même. L’activité doit alors, par essence, se tourner vers le bien commun, si elle veut avoir un sens, et cela commence par le fait d’agir pour autrui. « [Toute passion] part toujours du point d’arrivée », nous dit-il. La démesure prend sa source dans l’ambition personnelle, qui ne regarde jamais derrière soi, qui ne se soucie jamais des résonnances de ses actes. Ce n’est alors qu’en se tournant vers l’acte juste, au service de l’autre, que notre activité trouve son sens social.
Mais une seconde lecture, plus stoïcienne peut être envisagée. Le stoïcisme nous enseigne que la Fortune, c’est-à-dire l’ordre des choses, n’est pas en notre pouvoir, qu’il faut méticuleusement se mettre en rythme avec celle-ci, si l’on souhaite ne pas subir d’endommagement de notre esprit. Alors nos activités prennent un autre sens, plus mystique, celui de caler nos actes sur le rythme de l’ordre des choses, de pagayer dans le sens du courant. On se rend donc utile à autrui, c’est-à-dire à l’autre, à l’altérité, à ce qui advient, si l’on travaille en harmonie avec lui, c’est-à-dire si l’on ne s’oppose pas à lui, au cours des choses, mais que l’on sait ressentir et anticiper les fluctuations des phénomènes de la Nature. Il devient donc judicieux de suivre le conseille que Sénèque nous donnait au tout début : suivre la volonté de la Nature, à savoir agir et vaquer à la contemplation. C’est seulement à travers cette discipline que notre activité trouvera un sens.
Pour conclure, ne nous serions-nous pas un peu trop éloignés du sujet initial du travail et de la retraite ? Je ne pense pas, puisque maintenant que nous identifions un peu mieux les enjeux fondamentaux des activités humaines, leurs conjugaisons quotidiennes paraissent plus simples. Travail et retraite, activité et méditation, sont donc nécessaires à l’accomplissement de l’individu, comme l’est la respiration pour notre organisme, encore faut-il entendre par là, travailler pour le bien commun et méditer sur le sens fluctuant de ce bien commun, qu’il soit social ou mystique. Toute action passionnelle et personnelle ne fait que mener chacun d’entre nous vers la démesure.
Par conséquent, il serait peut-être intéressant de repenser notre vision de l’activité, en ne la divisant plus entre productifs et retraités. Tentons d’imaginer un seul type d’être, s’accomplissant par ses actes au sein de la communauté et par sa pratique d’une oisiveté méditative, proportionnellement à son âge, proportionnellement à ses capacités.
13/04/2023
Corps et esprit sont deux concepts qui sont depuis longtemps considérés comme opposés, voir même comme totalement dissociés. Nous devons cette vision, en partie, aux récits religieux voyant notre aspect matériel (notre corps) comme un état passager, dont nous sommes temporairement prisonniers, et notre aspect immatériel (notre esprit) comme un état éternel, qui, pour certains récits, existait avant notre naissance et qui, pour la quasi-totalité des récits, persistera après notre mort, sous diverses formes mais gardant toujours la même essence, ce que l’on nomme le plus souvent « âme ».
Cette opposition mythologique corps/esprit est à l’origine d’une nouvelle, qui nous est bien plus familière, de nos jours, celle des émotions et de la raison.
A la fin de la Renaissance, le Rationalisme, déjà partiellement initié chez les penseurs de la Grèce antique, va connaître un essor fulgurant, avec comme représentant principal René Descartes, physicien et philosophe français. C’est au sein d’une révolution scientifique de la connaissance, que la Raison acquiert peu à peu le statut de Vérité ultime. La Raison prend, progressivement, la place de la sacralité de l’Esprit et les Emotions, celle du méprisable corps. La rationalité ou « Voie de la Raison » nous rapproche de ce qui est Vrai, alors que les émotions sont des pulsions illusoires qui nous en éloignent.
Dans le « Discours de la méthode », Descartes le résume parfaitement : « Je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser. […] Ce moi, c’est-à-dire l’âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps ». C’est quelques lignes plus tard, qu’il évoque le célèbre : « Je pense, donc je suis, qui m’assure que je dis la vérité, sinon que je vois très clairement que, pour penser, il faut être ».
Être est alors dissocier de l’aspect matériel (le corps) et est représenté par le fait de penser (aspect immatériel), ce que l’on nommera communément raisonner, ce qui est pour lui la seule façon d’être qui nous est offerte. Mais Penser est aussi le fait d’être pleinement, de se représenter, de se définir, de se donner une finitude. L’esprit est donc le seul lieu où l’on puisse espérer trouver la vérité, ce qui relègue les sensations physiques au rang d’expériences certes agréables mais trompeuses, qu’il faut dépasser par la Raison.
Cependant, cette vision, que l’on qualifiera dorénavant de « cartésienne », a introduit dans notre mythologie occidentale une rupture définitive entre notre expérience du monde (corps) et notre manière de nous le représenter (esprit). Or cette tentative de faire sens en expliquant toujours plus précisément les phénomènes qui nous entourent, en prenant le soin de dénouer notre lien à eux, peut engendrer une perte de sens.
Chercher du « sens », devient parfois « insensé ». Nos « sens » sont alors désorientés. Nous ne savons plus dans quel « sens » nous diriger.
Pour Antonio Damasio, neuroscientifique contemporain, « être rationnel, ce n’est pas se couper de ses émotions », c’est du moins ce qu’il tente de nous expliquer, en nous décrivant ses études sur le cerveau humain, dans son livre qu’il a, judicieusement, nommé : « L’Erreur de Descartes ».
Dans son œuvre, il nous explique que l’erreur est « de ne pas voir que l’esprit humain est incorporé dans un organisme biologiquement complexe, mais unique en son genre, fini et fragile ; [cette erreur] empêche donc de voir la tragédie que représente la prise de conscience de cette fragilité, cette finitude et cette unicité. Et lorsque les êtres humains sont incapables d’apercevoir la tragédie fondamentale de l’existence consciente, ils sont moins enclins à chercher à l’adoucir, et peuvent, de ce fait, avoir moins de respect pour la valeur de la vie ».
Négliger notre organisme biologique serait donc une déviance de l’esprit, qui s’enferme dans un univers imaginaire. Ce serait omettre d’intégrer un ensemble de variables complexes, celles de la vie.
Damasio met en avant le concept de « marqueurs somatiques », soma (σῶμα) étant le nom du corps en grec et la notion de « marqueur » dénotant une sorte de balise, de point de repère. Les marqueurs somatiques sont littéralement des sortes de bornes, issues de notre expérience corporelle, que notre cerveau met en place pour faciliter sa prise de décision. Autrement dit, nos sensations mettent en place inconsciemment un système d’avertissement permettant à notre esprit de fonctionner, dans certaines circonstances, de manière instinctive. « [Les marqueurs somatiques obligent] à faire attention aux résultats néfastes que peut entraîner une action donnée, et fonctionne comme un signal d’alarme automatique qui dit : attention il y a danger à choisir l’option qui conduit à ce résultat ». Mais « [ils] n’accomplissent pas le processus de délibération à notre place. Ils aident celui-ci à se réaliser, en mettant en lumière certaines options ».
Damasio s’efforce, à travers plusieurs cas pratiques, de nous démontrer que le raisonnement pur n’existe pas et qu’il n’est que le fruit d’une construction préalable du cerveau, basée sur « les représentations fondamentales du corps [, modifiées] chaque fois que prend place une interaction entre l’organisme et l’environnement ». « Les représentations fondamentales du corps en train d’agir constituent un cadre spatial et temporel sur lequel les autres représentations pourraient s’appuyer ».
L’univers que nous rationalisons a donc besoin de son expérience matérielle pour exister. Être apparait alors une notion bien plus complexe que le simple fait de Penser : elle a besoin d’une perspective, d’une toile de fond, d’un référentiel. C’est ce que les marqueurs somatiques offrent à l’esprit.
« Tout cela montre clairement que les processus dits cognitifs ont véritablement partie liée avec ceux que l’on appelle généralement émotionnels », nous dit Damasio.
C’est donc un ensemble de « stimuli somatiquement marqués » qui forme l’univers dans lequel nous évoluons. Il s’agit tout simplement, de ce que nous nommons le conditionnement. « On peut décrire avec justesse cette accumulation comme un processus d’apprentissage continu ». C’est exactement le principe fondamental de la rationalité, à savoir construire son savoir sur l’accumulation d’expériences que l’on appelle connaissances. Mais, on prend ici conscience de l’importance des échanges entre le cerveau et le corps. La communication est permanente, par l’intermédiaire du système nerveux central ou de neurotransmetteurs (messagers chimiques). Ces interactions sont à l’origine de nos sensations (plaisir, douleur, localisation spatiale), de nos régulations physiques (transpiration, anxiété, température) et de notre comportement (colère, bien-être, attention). Notre pensée est donc le fruit d’un état instantané du corps, consciemment ou inconsciemment influencé par son environnement.
C’est notamment pour cela que notre capacité de raisonner peut-être déstabilisée par l’environnement physique ou psychologique dans lequel nous nous trouvons. « Les pulsions biologiques et les émotions peuvent réellement influencer les processus de prise de décision », voir « perturber la qualité du raisonnement ». C’est donc pour cela que le neuroscientifique nous sensibilise sur le fait que « l’élaboration de marqueurs somatiques adaptés implique que le cerveau et la culture soient tous 2 normaux ». Cette remarque met en avant deux éléments négligés par le Rationnalisme : le bon fonctionnement neurologique de l’individu et le bon fonctionnement des récits communs entre individus.
Un bon fonctionnement neurologique dénote des capacités cognitives complexes, communes à tout Homo-Sapiens, mais également, et surtout, des capacités émotionnelles, ce que rejette la théorie rationaliste. Damasio nous décrit de nombreux cas de pathologies graves impactant les zones du cerveau régulant ce que l’on peut nommer les émotions froides, c’est-à-dire les émotions issues de contextes réfléchies, opposées aux émotions chaudes, qui, elles, sont les émotions instantanées. Ses recherches montrent que l’absence d’émotions froides impactent indirectement la Raison. Les capacités de raisonnement ne sont certes pas touchées, mais le cadre du raisonnement disparaît. En d’autres termes, l’individu est capable d’accomplir des tâches intellectuellement complexes, mais il est incapable de les inscrire dans un schéma structurel. Cela se traduit par une incapacité à prendre une décision, ou à développer des liens sociaux.
Le bon fonctionnement neurologique passe donc par une pleine capacité du cerveau à recevoir et organiser les informations provenant du corps.
Le bon fonctionnement des récits communs entre individus, eux, met en lumière l’importance fondamentale de notre environnement culturel, ce que la théorie rationaliste rejette également. Damasio décrit l’aspect essentiel de la construction imaginaire dans laquelle l’esprit de l’individu évolue. Comme évoqué plus haut, notre univers est construit à partir du conditionnement de notre cerveau, issue de l’expérience de notre corps. Mais ces interactions sont tout aussi bien physiques que psychiques. Autrement dit, la construction culturelle participe également à la création des marqueurs somatiques. Cela dénote, toute simplement, que nos raisonnements sont autant influencés par nos expériences physiques que sociales, ce qui met à mal la vision cartésienne, avançant que seule la Raison peut nous mener à la vérité, et qui questionne, également, le sens même de ce qui est Vrai.
L’approche de Damasio offre une réflexion sur la notion de Penser mais aussi sur la notion d’Être, que Descartes, lui, associe. « L’absence de signaux sortant du cerveau en direction du corps, capables d’influencer ses fonctions, se traduirait par l’arrêt du déclenchement et de la modulation de ses états somatiques particuliers, qui, par les signaux qu’ils envoient en retour au cerveau, forment, selon moi, le soubassement de la sensation d’exister ».
Pour le neuroscientifique, la « sensation d’exister » prend sa source dans une osmose parfaite entre l’esprit et le corps, entre la raison et les émotions. Ce sont ces « états somatiques » qui donnent la perspective nécessaire à la formation d’une conscience de l’individu. En d’autres termes, Être est tout autant le fait de penser que de ressentir. C’est sûrement pour cela que l’état de bien-être peut être atteint, tout aussi bien, par l’imagination d’une chose agréable que l’expérience d’une chose inattendue et inexplicable.
On peut donc conclure que la vision proposée par Descartes, et surtout partagée par bon nombre d’individus contemporains, idéalise, à tort, la Raison. Celle-ci est, certes, un guide efficace pour l’Être pensant dans son interaction avec l’univers qui l’entoure, mais elle peut malheureusement se retourner contre lui, s’il cède à la froide démesure de sa glorification.
Ajoutons une citation de Carlo Rovelli, physicien théoricien italien : « La recherche de la connaissance ne se nourrit pas de certitudes : elle se nourrit d’une absence radicale de certitudes ». Cela fait écho, à une autre pensée, celle d’Edgar Morin, sociologue et philosophe français : « La vraie rationalité est profondément tolérante à l’égard des mystères ».
Incertitude et mystère ! Si nous devions qualifier nos émotions, ces termes ne seraient-ils pas les plus appropriés ?
Finissons en reprenant les quelques mots avec lesquels Damasio clôture son étude : « La chose la plus indispensable, en tant qu’êtres humains, que nous puissions faire, chaque jour de notre vie, est de nous rappeler et de rappeler aux autres notre complexité, notre fragilité, notre finitude et notre unicité ».
30/03/2023
Il y a environ 10 000 ans, Homo Sapiens a connu ce que nous pourrions appeler une Révolution Sociale. En effet, l’apparition de la sédentarisation va provoquer la nécessité de redéfinir les liens entre les individus. Peu à peu des villages, qui deviendront des villes, puis des pays, vont mettre l’Homme face à une nouvelle problématique : comment organiser une communauté d’individus de plus en plus nombreux ?
L’Histoire de l’humanité n’est finalement que le long récit de ce questionnement, dont nous n’avons toujours pas trouvé de réponse satisfaisante, du moins dans les faits. Cependant, de nombreux penseurs nous offrent des pistes de réflexion, définissant simplement les conditions premières de l’acte de faire société.
Aristote, philosophe grec du IVe siècle av. J.-C., a travaillé, entre autres, sur cette notion. Dans le livre I de « Les Politiques », il nous en offre une définition : « Avoir [la perception du bien, du mal, du juste et de l’injuste] en commun, c’est ce qui fait une famille et une cité ». Le fondement des liens entre individus trouve donc son origine dans la capacité de ceux-ci à parler la même langue éthique, c’est-à-dire à partager les mêmes notions morales. Bien et mal, juste et injuste ne sont que des concepts subjectifs, auxquels il faut donner du relief, de la complexité, pour percevoir les nuances qu’ils revêtissent selon les contextes propres à chaque situation. Dans le cas contraire, apparaissent des dissonances morales qui peuvent être comparer à deux personnes, ne parlant pas la même langue, incapables d’échanger. Alors n’étant pas en mesure de discuter, elles ne trouvent pas d’autres moyens que de se disputer.
Famille ou cité, le langage éthique permet de se lier, de s’unir. Mais là où la famille est limitée à sa condition, la société humaine promet à l’homme des conditions plus confortables. Aristote nous dit : « Bien que se constituant en vue de vivre, la cité existe, en vue de la vie heureuse ». Faire société est donc l’acte de s’organiser pour mieux vivre, pour une vie plus vertueuse, une vie de loisir comme l’entendaient les anciens, c’est-à-dire une vie où l’homme est en mesure de se libérer de ses agitations quotidiennes pour apaiser son âme, calmer son esprit, atteindre l’ataraxie. La vie vertueuse n’est donc possible qu’en adoptant des relations vertueuses avec son environnement, autrement dit envers les individus avec lesquels on vit.
Dans le livre V, consacré à la justice, de « Ethique à Nicomaque », Aristote nous dit : « Le meilleur [individu] n’est pas celui dont la vertu s’exerce envers lui-même : c’est au contraire celui qui l’exerce envers autrui, car ce comportement représente une tâche difficile ». Le philosophe touche au point central de la notion de société : il s’agit non pas d’agir envers soi mais envers l’autre. C’est là que la vertu prend pleinement forme. C’est une notion bien trop oubliée de nos jours, où la plupart d’entre nous agissent pour leur propre personne. Or, si chacun adopte une attitude individualiste, la société est condamnée, puisqu’aucun de ses membres n’est capable de parler le même langage éthique. La communauté se divise et les disparités sociales s’amplifient.
C’est pour cela qu’Aristote introduit la notion de justice : « Le genre d’état qu’on entend appeler justice est celui qui pousse à exécuter les actes justes, c’est-à-dire qui entraine à agir justement et à souhaiter tout ce qui est juste ».
Mais qu’est-ce qui est juste ? Il nous répond : « Ce qui est juste, c’est ce qui est légal et ce qui est équitable ». Il ajoute : « Nous appelons justes les prescriptions susceptibles de produire et de garder le bonheur et ses parties constituantes au profit de la communauté des citoyens ».
La justice est donc le fait de préserver ce qui est favorable à la communauté, de manière légale et équitable. Notons qu’ici l’individu fait partie de cette communauté. Il ne s’agit donc pas de la privilégier par rapport à l’individu, mais de trouver un compromis entre les deux.
Le légal est ce qui est conforme à la loi. Mais attention, il ne s’agit pas, de reconnaître comme juste une quelconque loi humaine tyrannique. Comme toute traduction, il est important de nuancer la notion exprimée. Le légal est ici, ce qui est suffisant, mesuré, que l’on peut opposer à l’illégal, qui est ce qui est en trop, démesurée. C’est la notion de proportionnalité qui est introduite ici. C’est la même notion que l’on retrouve dans l’équité. L’équité n’est pas l’égalité nous dit Aristote : « La réciprocité veut qu’on rende en proportion et non selon le principe d’égalité. C’est en effet parce qu’on retourne en proportion de ce qu’on reçoit que la Cité se maintient ». Il ajoute « Ce qui est juste, c’est quelque chose de proportionnel […] dès lors que la proportion est une égalité de rapports ».
L’équité est donc l’égalité des rapports, c’est-à-dire l’équilibre entre ces rapports et non l’égalité des individus, à savoir l’équilibre entre les individus eux-mêmes. Pour l’illustrer, nous pouvons dire qu’un partage égalitaire est le fait d’attribuer la même chose à chacun, qu’importe ses besoins. Un partage équitable est le fait d’attribuer une part différente à chacun, selon ses besoins. Une fois de plus Aristote le résume parfaitement bien : « L’injustice, au contraire, porte à exécuter ce qui est injuste, c’est-à-dire excessif et déficient en répartissant ce qui est utile ou nuisible hors de proportion ».
Le légal et l’équitable sont donc la mesure parfaite de ce qui est nécessaire au bien-être de la communauté et de l’individu. « L’action juste tient le milieu entre l’injustice que l’on inflige et celle que l’on subit, puisque l’une consiste à détenir trop et l’autre trop peu ».
Mais définir cette proportionnalité n’est pas chose simple : « Il faut savoir comment agir et comment partager justement. Or cela représente un travail ardu ». C’est pour cela que l’injustice doit être différenciée de l’acte injuste et la justice de l’acte juste. Chacun étant soumis à de multiples facteurs (contextuels, psychologiques) dans sa vie, nous ne sommes pas toujours en capacité d’éviter de commettre des injustices et, à l’inverse, nous pouvons faire preuve de justice involontairement. Être juste ou injuste n’est pas complétement en notre pouvoir.
Par contre, nous sommes en mesure d’orienter nos décisions, de choisir de réaliser un acte qui nous paraît juste ou injuste. « Un acte juste ou injuste se définit par le consentement ou le non-consentement », nous dit le philosophe.
Pour savoir comment agir justement, il nous est donc nécessaire de faire un effort, l’effort suprême pour Aristote, celui de garder à l’esprit ce pour quoi nous faisons société. C’est un effort des plus « ardus » que de penser à l’autre avant de penser à soi, sans s’oublier pour autant. Cet effort, il le nomme « Epieikeia », qui signifie couramment bonté, mais que l’on peut dans ce cas traduire par honnêteté.
Mais qu’est-ce que l’honnêteté ?
« L’individu qui n’épluche pas la loi au mauvais sens du terme, mais incline à accepter moins que son droit, bien qu’il ait le secours de la loi, celui-là est un honnête homme ». Aristote décrit ici les limites de la législation humaine. Les lois sont faites pour organiser les hommes sur des principes médians, c’est-à-dire des principes généraux, permettant de répondre aux dérives principales de la société humaine. Mais, les lois, à l’image des hommes, sont imparfaites. Il est nécessaire d’apporter un « décret » à cette loi, pour éviter « une faute entraînée par une formulation trop simple ». C’est donc le rôle de l’honnêteté.
Être honnête, c’est refuser une position avantageuse lorsqu’elle n’est pas nécessaire et qu’elle s’avère surtout défavorable pour l’autre, mais c’est également, accepter une position désavantageuse lorsque l’autre est défavorisée par une loi. Autrement dit, c’est un correctif à la législation commune que l’on décide d’apporter pour le bien de la communauté. C’est l’abandon d’une position bénéfique au profit d’une position équitable, c’est-à-dire proportionnée, juste.
Pour résumé, nous pouvons dire que la société est une structure conventionnelle, dépendant de la stabilité des accords entre ces membres. Ces membres doivent posséder un langage éthique commun pour pouvoir définir ces accords et agir ainsi pour le bien de la communauté. Sa pérennité repose sur la capacité de chacun à se mesurer individuellement pour le bien collectif (le légal), mais le collectif doit également préserver le bien-être de chaque individu (l’équité).
Pas de cité sans justice, pas de justice sans proportionnalité, pas de proportionnalité sans honnêteté. La société juste nécessite un(e) honnête homme/femme.
23/03/2023
Notre époque nous donne le sentiment que notre destin est entre nos mains. De nombreuses maximes nous bercent, depuis notre plus jeune âge : « Qui veut, peut », « Prends ta vie en main », « Ta vie t’appartient », « La raison du plus fort est toujours la meilleure ». Ajouté à cela, la mythologie contemporaine nous incite à toujours plus de contrôle : croissance, compétition, performance, maîtrise.
Cependant, force est de constater que cette invitation à l’action ne porte ses fruits, en apparence, que lorsqu’elle est accompagnée de réussite. Mais, en regardant de plus près les conditions de cette réussite, on s’aperçoit, d’une part, qu’il y a peu d’élus pour de nombreux prétendants et, d’autre part, que le prix éthique de celle-ci est proportionnel au niveau de succès recherché. En d’autres termes, pour réussir, il ne faut pas avoir trop d’état d’âme, sans quoi, on ne peut rien accomplir. Le célèbre mythe américain du « Winner » (et du « Looser ») est basé sur une lutte sans scrupule pour « le pouvoir ».
Pouvoir. Littéralement, « être en capacité de ». Ce terme désigne donc le fait d’être dans une position qui nous offre la possibilité d’agir avec une certaine liberté, une certaine volonté. Il s’agit donc d’une opportunité qui s’offre à nous, que nous pourrions tout aussi bien ne pas posséder. Et, c’est bien pour cela que nous affectionnons autant « le pouvoir ». Il est synonyme de sécurité, de préservation du monde tel que nous le souhaitons. Tout cela pourrait en être autrement. Sans pouvoir, nous sommes à la merci des autres, esclaves de leur volonté. Sans pouvoir, nous sommes dépendants des lois de la Nature, nous perdons cette émancipation que nous nous donnons tant de mal à obtenir, depuis plusieurs millénaires. Il faut alors tout mettre en œuvre pour obtenir ou préserver ce pouvoir.
La volonté de maîtrise trouve sa source dans cette préservation du pouvoir. C’est parce que je souhaite m’assurer d’une aptitude quelconque que j’entame un processus de stratagèmes, parfois complexe, parfois même absurde, ayant pour but l’emprise sur les facteurs conditionnant cette aptitude. Plus le pouvoir est crucial à mes yeux, plus mon champ de perception se restreint et plus mon attention se cristallise sur un périmètre étriqué. Les éléments hors de ce périmètre s’opacifient, et finissent par disparaître de mon champ de perception, à mesure que celui-ci s’isole.
A son stade ultime, la volonté de maîtrise devient frénétique. C’est une agitation violente qui prend possession de nous, qui nous met même hors de nous. Nos actions sont alors démesurées, démentes, inconscientes. C’est une implosion passionnelle qui nous consume de l’intérieur. Le Winner cède, finalement, tout autant que le Looser, sous le poids du pouvoir. Finalement, il n’y a aucun vainqueur dans cette course au pouvoir. Lorsque que nous possédons le pouvoir, c’est paradoxalement lui qui a l’air de nous posséder. Est-il alors toujours sous notre contrôle ?
Il est intéressant, à ce stade, de se reposer la question : Qu’est-ce qui est réellement en notre pouvoir ?
Epictète, philosophe stoïcien du Ier siècle, nous offre une réponse fondamentale : « Ce qui dépend de nous », à savoir : « Le pouvoir de bien user de nos représentations. Quant [au] reste, il ne dépend pas de nous ».
Ce « reste » dont parle Epictète est tout ce que, de nos jours, nous avons l’intention de contrôler, tous ces facteurs pour lesquels nous nous agitons quotidiennement : « Cela n’arrive pas tel que je l’aurais voulu », « Que va-t-il (elle) penser de moi ? », « Je dois réussir », « Comment changer les choses ? », « Je n’ai pas le temps ». Parmi ces choses, il y a ce qui dépend des autres, d’une part, c’est-à-dire leurs actions, leurs opinions, leurs sentiments que nous ne pouvons contrôler, malgré notre envie, et, d’autre part, la Fortune, comme le disaient les philosophes antiques, c’est-à-dire l’ordre des choses, ce qui advient, qui nous est favorable ou non, malgré nous. Epictète va jusqu’à nous enseigner que notre propre corps ne dépend pas de nous. Certes, ces constats sont déplaisants et sont difficiles à digérer, ce qui explique, notamment, notre tendance à les occulter, à les ignorer.
Mais, malheureusement, l’ordre des choses finira tôt ou tard par nous rattraper, comme nous dit le philosophe stoïcien : tout le monde meurt. « La mort n’est rien de redoutable. […] Mais le jugement que nous portons sur la mort en la déclarant redoutable, c’est là ce qui est redoutable. Lorsque donc nous sommes traversés, troublés, chagrinés, ne nous en prenons jamais à un autre, mais à nous-mêmes, c’est-à-dire à nos jugements propres ».
C’est notre représentation qui dépend de nous, notre manière de regarder ce qui advient. N’est donc redoutable, que ce qui nous paraît redoutable. A nous de travailler notre représentation, d’acquérir les moyens de donner de la profondeur, de la perspective à ce qui advient. Mais cela n’est possible qu’à travers une remise en question de soi et l’amorce d’un parcours long et difficile. Ce n’est qu’à travers un tel travail, que l’on peut espérer acquérir un quelconque pouvoir, le pouvoir de notre représentation.
En attendant, gardons espoir avec ces quelques lignes d’Epictète :
« Signe de celui qui progresse : il ne blâme personne, il ne loue personne, il ne se plaint de personne, il n’accuse personne, il ne dit rien de lui-même comme de quelqu’un d’importance ou qui sait quelque chose. Quand il est embarrassé et contrarié, il ne s’en prend qu’à lui-même. Quand on le loue, il rit à part soi de celui qui le loue ; et, quand on le blâme, il ne se justifie pas. »
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